Somnolant sur une terrasse ensoleillée de Marrakech, j'écoutais paresseusement les bruits de la ville autour de moi. Marchands ambulants appelant le chaland, voitures et camions luttant pour leurs places dans le flux à coup de klaxon, piétons, calèches pour touristes dont les chevaux frappent le macadam avec une musique du passé. Et parfois au loin un charter au décollage de l'aéroport.
C'est donc volontairement sans image que je profitais de la cacophonie culturelle de Jemaa El-Fna. Me disant combien ce sens si important au pilote me permettait de profiter autrement de mon voyage. C'est ainsi que l'enchainement d'idées se créa dans ma tête et me ramena à des souvenirs aéronautiques très spécifiques: la mémoire des oreilles.
Ce qui me revint en premier fut quelques échanges radio marquants. Ce jour ou une pilote en difficulté dans la couche nuageuse se faisait aider par le contrôle du terrain. L'ensemble des échanges avec la tour de mon premier solo, toujours aussi présent malgré les années qui passent.
Et puis vinrent ensuite les voix des instructeurs martelant, ponctuant les leçons, les instructions, les conseils. Chacun avec sa voix bien particulière, son timbre, son style, sa force ou son calme.
Bien entendus, il y a aussi les échanges avec mes passagers. Les exclamations de bonheur ou de légère appréhension à la survenu d'une turbulence.
Et puis il y a les avions eux-mêmes. On apprend au fil des heures à bord à écouter son avion et à l'entendre. Les harmonies positives ne sont pas les mêmes que celles qui annoncent éventuellement ce qui deviendrait l'arythmie inquiétante ou même le silence brutal et effrayant d'un arrêt moteur (jamais entendu celui-là et je ne m'en réjouis). Ce moteur qui m'ouvre les portes du ciel est mon ami. Même si les instruments me renseignent tels des mouchards sur son état, la musique de son vrombissement, le tempo de ses cylindres sont les véritables témoins de sa bonne santé et de sa volonté sans faille de me donner mon bonheur. Mais ce n'est pas la seule façon que ces avions ont de me parler et de réjouir mon ouïe.
Chaque avion a sa propre empreinte sonore comme chacun d'entre nous a sa propre voix. De l'écoulement de l'air à la puissance du moteur chacun avec le temps va développer ses petites caractéristiques. Cela fait aussi partie des plaisirs de changer d'avion dans un club. De passer d'un modèle à l'autre. Deux avions différents mais ayant exactement le même moteur ne procureront pas les mêmes sensations sonores. Cette singularité est le langage des aéronefs, du planeur au multimoteur. Ma seule expérience vélivole fut magnifique concernant cet aspect (et les autres aussi d'ailleurs). Les sifflements et bruits d'écoulements d'air sur la cellule, habituellement inaudibles à mes oreilles de pilote moteur, jouaient une symphonie naturelle dont le chef d'orchestre était mon pilote et les instruments le vent relatif et l'avion. Mon pilote avait le vent comme archet et le planeur comme violoncelle.
Mais dans les plaisirs auditifs il y a aussi celui, très simple, de s'assoir tranquillement en bordure de piste le week-end, de fermer les yeux et tout simplement d'écouter la vie mécanique de la passion. Les avions qui démarrent, qui roulent, qui décollent, qui atterrissent, qui passent, qui s'arrêtent. Chaque phase du vol apporte ses vibrations propres. Au premier bruit du moteur on sait rapidement si le démarrage sera poussif ou dynamique. La remise de gaz volontaire ou non apportera son lot de suspens auditif. J'apprécie particulièrement l'alternance moteur silence. Lorsqu'un moteur proche s'arrête, suivi d'une période de silence bucolique, et puis soudainement le démarrage un peu plus loin d'un autre moteur annonciateur de nouveaux plaisirs pour un pilote.
Et pour finir il y a la messe aéronautique. Le grand opéra des virtuoses de la musique d'Icare. Le meeting aérien. La foule ébahit devant les avions en exposition avec les commentaires des enfants, des profanes, des experts. Les conversations des groupes de pilotes qu'on imagine forcément en plein échange sur l'art occulte de présenter un avion en vol à un public. La musique convenue et les annonces des commentateurs plus ou moins talentueux mais qui s'expriment toujours avec la passion et l'amour de ce qu'ils font. Et puis, il y a les avions. Ou plutôt devrais-je dire les fauves. Nous ne sommes plus dans le domaine des avions de loisirs domestiqués mais bien dans la présentation d'animaux exotiques. Des félins, des hyènes, des ours et parfois des éléphants parmi lesquels se glissera parfois un petit chat capable de tours incroyable. Lorsque l'on écoute la ratatouille magique du démarrage d'un de ces vieux aéroplanes du début du XXème siècle ou le feulement surréaliste d'un Spitfire, jusqu'à l'avion de ligne qui effectue un passage bas pour notre seul plaisir et nous fait profiter d'une musique qu'on entend rarement. Le meeting mériterait un article à lui tout seul sur cette ambiance sonore. Jusqu'à la fin de la journée le spectateur est en état de lévitation, porté par cette musique sauvage et puissante qui peut aller du ronronnement doux et feutré au mugissement tonitruant. Lorsque le dernier avion se pose, le spectateur le fait avec lui et redécouvre des sons plus classiques et plus calmes. Parfois, certains encore hypnotisés, restent plusieurs minutes appuyés à la barrière pour profiter simplement du paysage de la piste et rejouer dans leur tête la musique wagnérienne qu'ils viennent de vivre au plus profond.
Fermez donc les yeux et profitez !